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littérature française - Page 128

  • Sam, Samuel et Nina

    Karine Tuil raconte dans L’invention de nos vies l’histoire de Sam, Samuel et Nina. Variation contemporaine sur le trio amoureux, entre Paris et New York, mais pas seulement : l’identité, la culture, le couple, le mensonge, le sexe, les relations sociales, l’écriture, l’ambition et beaucoup de thèmes d’actualité nourrissent ce roman à suspense.

     

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    Samuel Baron, éducateur social à Clichy-sous-Bois, n’en revient pas de reconnaître sur CNN son ami de la fac de droit, Samir Tahar, devenu un virtuose du barreau new-yorkais, très séduisant dans un costume sur mesure. Défenseur des familles de deux soldats morts en Afghanistan, il affiche « la morgue et l’assurance d’un homme politique en campagne ».

     

    Nina les a aimés tous les deux, quand elle avait vingt ans, dans les années 1980. Elle était déjà en couple avec Samuel, « un homme dont toute l’existence était une somme de névroses et dont l’ambition – la seule – était de faire de cette souffrance mentale la matière d’un grand livre ». A ses dix-huit ans, ses parents français d’origine juive, communistes, profs de lettres, avaient appris à Samuel que sa mère polonaise l’avait abandonné après sa naissance, et qu’ils l’avaient adopté.

     

    A la consternation de ses amis, son père avait choisi de l’appeler Samuel, de le faire circoncire, « alors qu’il ne l’était pas lui-même », et de changer son propre prénom Jacques en Jacob en renouant avec ses racines juives. Quand tout cela lui est révélé, Samuel quitte la maison de ses parents pour toujours. Seule compte pour lui Nina dont il est fou amoureux. Très belle, elle aussi vit « sans confiance » et « sans repères », sa mère est partie quand elle avait sept ans, son père militaire s’est mis à boire.

     

    Samir, fils d’immigrés tunisiens, est « l’électron libre » de la petite bande, jusqu’au drame : les parents de Samuel meurent dans un accident de voiture. Samuel ne peut échapper à son rôle de fils et accompagne leurs corps en Israël, confiant Nina à son meilleur ami. Mais jamais Samir ne résiste à ses désirs, il couche avec elle, tombe amoureux, la somme après quelques mois de liaison secrète de choisir entre Samuel et lui. Nina hésite, une tentative de suicide de Samuel la retient.

     

    Ils ont renoncé alors tous les deux aux études de droit, Samuel a suivi des études de lettres par correspondance et Nina a fait des petits boulots avant de devenir mannequin pour les catalogues de grandes enseignes commerciales. C’est pourquoi ils restent « pétrifiés » devant la réussite sociale de Samir, vingt ans plus tard.

     

    Mais ce n’est pas Samir qui fête ses quarante ans, c’est Sam. Ce n’est pas le « bon musulman » que sa mère espère, comme elle le lui écrit dans une lettre qu’il prend soin de détruire, mais le mari juif de Ruth, « la fille de Rahm Berg ». Son père, « l’une des plus grosses fortunes des Etats-Unis, le client le plus important du cabinet », l’a pris pour un juif séfarade, a fait confiance à Pierre Lévy, un célèbre avocat français qui a mis Sam Tahar à la tête de la succursale new-yorkaise. Celui-ci ne les a détrompés ni l’un ni l’autre.

     

    Samuel et Nina, en cherchant des informations, tombent sur un un portrait de Sam Tahar dans le Times. Déjà éberlués d’apprendre que Sam est juif à présent, Nina et Samuel n’en reviennent pas : dans l’article, c’est le passé de Samuel que raconte Sam Tahar, l’accident de ses parents comme si c’étaient les siens, il prétend même s’appeler Samuel – il lui a volé son histoire.

     

    Ils avaient cru oublier Samir, mais à présent il les obsède, ils ne peuvent plus vivre comme avant. Samuel veut que Nina reprenne contact avec lui, pour le démasquer. Nina refuse d’abord puis cède, « elle accepte alors qu’elle sait, au fond, que c’est elle qui sera piégée. » Elle n’a pas oublié Samir, elle pourrait encore l’aimer. Ensemble, ils vont tenter de le mystifier.

     

    Une fausse identité, c’est encore trop peu pour Sam Tahar. Incapable de résister aux jolies femmes, il prend des risques, les attire dans sa garçonnière, persuadé de ne pas éveiller le moindre soupçon chez Ruth, la mère de ses deux enfants. Elle l’a bien cru, et son père aussi, quand il a prétendu ne plus avoir de famille. Ruth ignore tout de l’existence de sa belle-mère Nawel, du demi-frère de Sam, fils d’un notable dont elle était la femme de ménage.

     

    L’engrenage fatal se met en branle : « Nina Roche a appelé », annonce sa secrétaire à Sam Tahar, et l’homme « parfait » qui s’est « composé un personnage comme un auteur crée son double narratif » ne peut que céder à son envie de l’appeler, de la revoir, et de prendre l’avion sous le prétexte d’une affaire à régler à Paris.

     

    On en est à la centième page, au cinquième du roman, et la vie du trio va connaître bien des rebondissements. Sam est le plus fort au jeu du paraître, Samuel le plus en souffrance, et Nina la plus faible – le moins crédible des trois personnages. La romancière ne craint pas la caricature et l’invraisemblance, mais son thriller tient tout de même en haleine, avec « efficacité » – le mot est de Bernard Pivot, enthousiaste.

     

    Le titre, L’invention de nos vies, annonce aussi, disséminée dans l’intrigue, une réflexion sur l’écriture et l’invention romanesque. Le texte est très rythmé, avec un usage inattendu de la barre oblique et des notes en bas de page. « Chaque homme doit inventer son chemin », écrivait Sartre. Ici, c’est l’interaction entre les trois membres du trio, sans oublier les personnages secondaires et les contextes sociaux, qui fait avancer le récit et exploser le drame, forcément.

  • Souplesse

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    « Mais la vérité littéraire est selon moi sans rapport avec la vérité telle que la conçoivent les professionnels de l’information. Les romans ne prétendent pas enseigner quoi que ce soit. Parfois un mot vient se glisser dans la phrase en dépit du référent qu’il désigne, à cause d’une sonorité, d’un nombre de syllabes, d’une association d’idées. C’est pourquoi l’oreille du traducteur se doit d’être fine et sa souplesse extrême. Il n’est pas là pour juger, il est là pour comprendre. »

     

    Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire

  • Lire, Agnès Desarthe

    Le remplaçant d’Agnès Desarthe, entre fiction et autobiographie, m’a donné envie de lire ses récits personnels. Comment j’ai appris à lire (2013) débute ainsi : « Apprendre à lire a été pour moi une des choses les plus faciles et les plus difficiles. Cela s’est passé très vite, en quelques semaines ; mais aussi très lentement, sur plusieurs décennies. » D’un côté, déchiffrer, « un jeu » ; de l’autre, « comprendre à quoi cela servait », longtemps pour elle une énigme. 

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    Charles Dehoy (1872-1940), Jeune fille à la lecture

    Nous sommes enclins à penser que les écrivains lisent quasi comme ils respirent, dès l’enfance, avidement. Proust a écrit là-dessus des pages inoubliables. Pour Agnès Desarthe, née en 1966, quand son grand frère apprend à lire, elle n’en voit pas l’intérêt. « Lire ne sert à rien. Moi, ce que je veux, c’est écrire. J’ignore qu’il existe un lien de nécessité entre ces deux activités. »

     

    Après une journée à l’école primaire de filles, consacrée au coloriage, on l’amène le lendemain à l’école de garçons : elle sera l’une des quatre filles sur dix classes masculines – et cela importe, on verra pourquoi. Le premier livre de lecture, Daniel et Valérie, lui semble non pas difficile à lire, mais à comprendre : pourquoi des « chandails » et non des « pulls » ? Il lui faudra plus de dix ans pour résoudre son « problème avec les livres » qui parlent « de gens qui n’existent pas mais qui font semblant d’exister ». Elle leur préfère le Manuel des Castors Juniors.

     

    Bonne élève, Agnès D. se méfie tout ce qui paraît « normal » aux autres. En revanche, les jeux de mots l’enchantent – « les calembours volent » entre son père et son frère – et, dans Tistou, les pouces verts (Maurice Druon), la façon d’appeler les parents du garçon « Monsieur Père » et « Madame Mère » l’épate. Cela lui inspire un conte, un plagiat, qui fait dire à son père : « Putain, c’est du Marguerite Duras. » Sentiment « de gloire et de gêne ».

     

    Son problème perdure jusqu’en classe d’hypokhâgne (un mot qui la fascine). Elle refuse Balzac, Flaubert, Zola et aussi Sartre, Proust, Nizan. Devant la littérature, elle se ferme : « Il est hors de question que cela pénètre en moi. » Avec Prévert, c’est tout autre chose, elle le lit « du matin au soir ». Dans la poésie, rien d’ordinaire.

     

    Ses parents lisent et aiment les classiques français, mais leur fille s’entête : « Je n’aime pas lire ». Ils rusent alors, la poussent vers les poètes, puis les polars, souvent traduits de l’anglais – une première perception du travail de la traduction, dont elle fera son métier plus tard. En seconde, elle lit Phèdre et Madame Bovary : « L’une m’enchante, l’autre m’assomme. »

     

    C’est dans ses origines familiales qu’Agnès Desarthe situe un des nœuds de son problème. Son père, d’origine lybienne, se plaint du français qui « ne donne rien » de la beauté de certains mots arabes. Il utilise avec ses enfants nés en France la « langue deuxième », approximative, neutre. Sa mère, « née de parents russes parlant aussi le yiddish et le roumain », à Paris, est francophone, « mais c’était toujours mon père qui parlait ». D’où le « serment » d’Agnès Desarthe : « Jamais je ne parlerai bien français, jamais je n’écrirai cette langue correctement, jamais je ne consentirai à lire ses grands auteurs ». L’anglais, code secret des parents entre eux, lui paraît plus désirable.

     

    Les années passent. Souvenirs de lectures, de difficultés, et aussi de coups de foudre : Duras, Camus, Faulkner. L’entrée en hypokhâgne au lycée Henri IV – « aujourd’hui encore, je ne comprends pas ce qui leur a pris de m’accepter » – puis en khâgne au lycée Fénelon – elle est « bonne angliciste » – va être décisive : c’est là qu’elle apprend à lire. Grâce à la « troisième madame B. » de sa vie. Après Mme Bessis à l’école maternelle, Mme Bovary sa persécutrice, voilà Mme Barbéris, prof de français, « blonde, les yeux bleus, nez en trompette (…), blouson de cuir, minijupe. Elle pose un quart de fesse sur le bureau et parle. Je l’aime aussitôt. »

     

    Celle-ci enseigne le structuralisme, Genette, Bakhtine, dont Agnès D. ne retient que la question « D’où écrit-on ? », essentielle. Le jargon, elle l’aime, et cette façon de lire où il n’est « plus question d’origine ni de culture », qui lui donne des armes, des outils, un « esperanto ». Agnès Desarthe abandonne son serment. Mme B., son « maître », a défait le lien entre exil, déportation, persécution, humiliation sociale et lecture, qui la paralysait.

     

    « Mme Barbéris nous montre l’écrivain au travail, et le livre cesse d’être ce parpaing lourd, imposant, blessant ; il devient l’espace de liberté et de souffrance du créateur, il s’ouvre et invite le lecteur à le comprendre, à le décoder. » Agnès D. peut, à présent qu’elle est mère et réfléchit aux incohérences de sa jeunesse, défaire la « pelote emmêlée » de son passé, dire « la peur des garçons » à l’école, où elle se sentait « différente, solitaire, bestiole traquée » parce qu’elle était une fille, simplement.

     

    Devenue normalienne, elle « cesse d’être une fille » et « cesse d’être juive ». Elle croyait vouloir l’argent et obtient « la légitimité ». Les romans russes, elle les lit « comme une vie déjà vécue », mais c’est avec Isaac Bashevis Singer que tout s’éclaire : « Singer a achevé de m’apprendre à lire parce qu’il m’a indiqué, d’une certaine façon, d’où j’écris. »

     

    L’agrégée d’anglais, romancière et traductrice, livre dans Comment j’ai appris à lire un récit d’apprentissage très personnel, un « portrait de l’artiste en jeune non-lectrice ». Une quête de sens intime et une réflexion passionnante sur les liens entre dire, écrire et lire – et vivre.

  • Dans la musique

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    Dominique Bona, Deux sœurs

  • Deux soeurs au piano

    Dominique Bona m’avait enchantée avec Berthe Morisot, Le secret de la femme en noir. Deux sœurs (2012) raconte la vie des « muses de l’impressionnisme » qui ont servi de modèles au célèbre Renoir, Yvonne et Christine Lerolle au piano (1897), aujourd’hui au musée de l’Orangerie. Berthe Morisot avait rencontré leur père en Normandie, ils y ont même peint ensemble. Et elle avait choisi Renoir et Mallarmé pour veiller après sa mort (en 1895) sur sa fille Julie Manet, qui sera une amie très proche des deux sœurs. 

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    Auguste Renoir, Yvonne et Christine Lerolle au piano, 1897 / Photo © La Parisienne du Nord

    C’est leur vie, et celle de deux familles : les Lerolle et les Rouart – elles ont épousé deux frères. Yvonne et Christine ont grandi dans un milieu ouvert à l’art : leur père, Henry Lerolle, « héritier d’une entreprise prospère de bronziers d’art », est lui-même peintre, avec modestie, et collectionneur d’art, par amour de la peinture et des artistes qu’il reçoit chez lui. « Tous les gens qu’elles fréquentaient étaient peintres, poètes ou musiciens : elles ont vécu, avec un parfait naturel et sans aucun snobisme, dans un bouillon artistique où les génies se bousculaient. »

     

    Qui étaient les sœurs Lerolle ? La question que Dominique Bona s’est posée au départ – « Renoir ne livrait le nom de famille de ses modèles que lorsqu’il s’agissait de personnalités ayant pignon sur rue » – l’a conduite vers un « condensé d’artistes autour des deux sœurs, comme une ronde enchantée, dans les dernières années du XIXe siècle. » Derrière la vision heureuse sur la toile, elle a découvert « des ombres et des drames », et plus qu’il n’en faut pour tenir les lecteurs en haleine.

     

    Bona rapporte bien sûr l’histoire du tableau, des circonstances dans lesquelles il a été peint jusqu’à son arrivée dans la collection Paul Guillaume-Jean Walter. Mais du vivant d’Auguste Renoir, la toile qu’on aurait imaginée à la place d’honneur chez les Lerolle n’a en fait jamais quitté le peintre, qui l’a toujours gardée près de lui. 

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    Auguste Renoir, Yvonne et Christine Lerolle au piano, 1897, Musée de l'Orangerie, Paris

    Quand Renoir les peint, Yvonne et Christine Lerolle ont vingt et dix-huit ans. L’aînée (en blanc) est la plus musicienne, la cadette (en rouge) la plus enjouée. Leur mère, Madeleine Escudier, « grande et belle femme », belle voix, chante et récite des poèmes, elle règne avec charme. Leur père peint des paysages, des scènes religieuses ou symboliques, commandes d’Etat ou d’Eglise. Dans leur hôtel particulier à Paris, la vie est facile pour les deux sœurs et leurs deux jeunes frères : « On ne manque de rien. On reçoit beaucoup, rien que des amis. »

     

    Debussy vient souvent chez Henry Lerolle, peintre « enivré de musique », loin de la bohème, mais artiste authentique. Il expose au Salon, déteste l’académisme, et doute tellement de son art qu’il finira par renoncer « à ses pinceaux officiels » pour ne montrer ce qu’il dessine ou peint qu’à ses intimes. Son tableau le plus connu est au Metropolitan, A l’orgue, une toile dans la gamme des bruns et des gris qu’il chérissait, à l’opposé d’un coloriste comme Renoir.

     

    Lerolle collectionne les œuvres d’artistes qu’il admire, à une époque où les impressionnistes sont encore mal considérés : Corot, Fantin-Latour, Eugène Carrière, Puvis de Chavannes, Morisot, Monet, Maurice Denis, Degas (en nombre), Gauguin, Camille Claudel… Son beau-frère, le compositeur Ernest Chausson, est pour Henry Lerolle plus qu’un ami, un frère. Lui aussi collectionne dessins et peintures, ils rivalisent même dans la « course aux Degas ». 

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    Henry Lerolle, La répétition à l'orgue, 1885, Metropolitan Museum of Art, New York

    Le troisième homme, le plus sérieux au milieu de ces doux rêveurs, c’est Arthur Fontaine, qui a épousé la plus jeune sœur Escudier, Marie, la cadette de Madeleine Lerolle et de Jeanne Chausson (c’est elle qui tient une partition et chante sur le tableau A l’orgue). Œuvrant pour le progrès social, ce haut fonctionnaire est un « bourreau de travail ». Au contact des Lerolle et des Chausson, il développe son goût pour les arts et devient lui aussi un grand collectionneur.

    A cette époque, chaque famille bourgeoise possède un piano. Jeunes filles au piano est le premier Renoir acheté par l’Etat, une date dans sa carrière. Pour Yvonne et Christine Lerolle au piano, il change de format, peint en largeur, ce qui donne plus de place au piano (elles sont de vraies musiciennes) et laisse entrevoir le décor : deux chefs-d’œuvre de Degas sur le mur du salon, Danseuses et Avant la course.

     

    C’est Degas, « célibataire endurci », qui a « l’idée de marier deux fils d’Henri Rouart aux deux filles d’Henry Lerolle » et ensuite Ernest Rouart à Julie Manet. Il ignore qu’Eugène Rouart, grand ami de Gide, est tourmenté par ses penchants sexuels. Yvonne est d’abord rassurée par cette amitié, elle-même est amie de Madeleine Rondeaux que Gide vient d’épouser. Louis, le benjamin des quatre frères Rouart, brille en société, se passionne pour l’art et la littérature, c’est aussi un provocateur impétueux, ce qui semble convenir à Christine, qui aime rire et se moquer.

     

    Et pourtant ces deux mariages vont mettre les deux sœurs à l’épreuve, sans jamais nuire à leur attachement. L’aînée se retrouve éloignée des siens, de Paris, par son mari qui se lance dans l’agriculture, la fait passer d’une ferme d’Autun à un château à Bagnols-de-Grenade, du côté de Toulouse. La cadette garde son environnement familier et ses relations parisiennes, mais elle subit les crises d’humeur de Louis, homme « orageux ». Dominique Bona raconte les « deux versions du malheur conjugal ».

     

    Affaire Dreyfus, première guerre mondiale, créations, décès, héritages, collections dispersées, Deux sœurs est le récit d’une époque, d’un milieu, avec une incroyable « galerie de personnages », membres des deux clans et amis artistes. Deux sœurs nous introduit dans leur intimité et fait rêver devant cette formidable proximité entre collectionneurs et artistes au tournant d’un siècle, pour l’amour de l’art.